vendredi 25 septembre 2015

Tracasserie (#4)

Chouette, une nouvelle question existentielle !
Il est connu que tout corps plongé dans l'eau provoque 3 choses :
  • il reçoit une force verticale, orientée de bas en haut, égale au poids de la quantité d'eau qu'il déplace (la partie immergée de la coque du bateau se trouve là où, si le bateau n'était pas là, il y aurait de l'eau) ;
    • corollaire très pratique : si le corps flotte, le poids de la quantité d'eau est égale à celui du corps. S'il coule, le poids de la quantité d'eau déplacée se déduit du volume du corps (caillou, amphore antique, lunettes de vues perdues à la plage...) ;
 
 
    • corollaire marrant : plus le liquide dans lequel flotte le corps est dense/lourd (l'eau de mer est plus lourde que l'eau douce par exemple : 1,025 kg par litre (comme le lait) contre 1 kg par litre pour l'Evian), moins il faudra déplacer de ce liquide pour égaler la masse du corps pour qu'il flotte : il flotte donc "plus haut". Voilà pourquoi un bateau (et vous aussi) flotte "mieux" dans l'eau de mer (et la raison pour laquelle vous pouvez lire le journal en nageant sur le dos dans la mer Morte qui pèse 1,240 kg par litre) ! ;
  • vu que le corps déplace de l'eau et que cette dernière est contenue dans un espace fermé (verre, bassine, bocal, piscine, planète Terre...), la seule façon qu'elle a de se répartir est d'occuper l'espace vers le haut : son niveau monte ;
 
  • il ressort mouillé.
 
Si les conséquences du point 3) sont assez bien maîtrisées, que celles du point 1) sont beaucoup exploitées, celles du point 2) ont toujours été peu claires pour moi si on les rapproche du réchauffement climatique et de sa fameuse montée du niveau de la mer : quelle est l'importance de la présence des bateaux (toujours plus gros, plus nombreux) sur l'élévation du niveau de la mer constaté ?
 
Car de la même façon que le niveau de votre bain augmente quand vous y entrez (essayez de le remplir à ras-bord avant d'y aller et vous verrez), il descend quand vous allez vous sécher. A que donc : quelle est la part de responsabilité des supertankers et/ou de votre coque de noix dans la future disparition des Maldives ? S'attaque-t-on au vrai problème avec le protocole de Kyoto ?
 
Alors réfléchissons : pour savoir si les chefs d'état de ce monde font leur boulot correctement, il nous faut :
  1. la masse de tous les bateaux sur Terre (je dis bien la masse et pas le poids bien que ces concepts soit souvent confondus dans le langage courant (la masse se mesure en kilogramme (le plus souvent) qu'on note "kg"  (vous aurez bien sûr remarqué qu'il s'agit de la seule unité de base du système international à être affublée d'un préfixe : on n'utilise pas le gramme mais le kilogramme (kilo = x 1000) à la différence du mètre par exemple) et le poids est une force mesurée en newton (oui, comme Isaac) noté "N". Retenez qu'en gros une masse d'1 kg exerce sur Terre une force de 10 N) ;
  2. la masse volumique de la mer (on l'a plus haut, à savoir 1,025 kg par litre ou 1025 kg par mètre cube car 1 mètre cube vaut 1000 litres) qui nous aidera à convertir un poids en volume ;
  3. la surface de tous les océans (je ne prends pas les rivière car (i) c'est une tané à calculer/estimer (méandres, largeurs qui varient, eau/pas d'eau en fonction des pluies...), (ii) à vue de nez on sent bien en regardant un planisphère que c'est pas là qu'est le gros de la surface couverte par de l'eau sur Terre (vous n'enlevez pas les seuils de portes quand vous faite votre métrage de mètres carrés habitables chez vous, si ?) et (iii) si on enlève les bateaux de la mer pour les mettre dans les fleuves, vu qu'ils communiquent avec les mers, cela ne changera rien au niveau. Bref, exit rivières, pêche et tradition ;
  4. une bonne grosse touche ➗ sur sa calculatrice !
 
Alors pour le 1), je vous épargne la tournée des gros ports du monde, il y a toute une littérature passionnante (je plaisante pas, j'ai appris plein de trucs mais durs à placer à un dîner en ville...) sur les bateaux, cargos et autres tankers et qui répertorie quantité de mesures (port en lourd, tonnage, UMS, etc...). Celle qu'on cherche s'appelle le "déplacement" : il s'agit de la masse d'eau que le bateau déplace quand il est chargé à fond (genre plus la place de mettre une salière sur une étagère dans la cuisine) et que son réservoir est plein (ce qui augmente sa valeur marchande dans le cas d'un raffiot bien rouillé et plein de pétrole du genre de ceux qui vont s'échouer en Bretagne). Et le plus beau, c'est qu'il y a des registres pour ça ! Enfin, il faut un peu ruser et faire 2-3 recoupements mais avec les bons coefficients de déplacement par types de bateaux, on y arrive !

 
Donc, d'après :
1) l'ouvrage "Ship Design and Performance for Masters and Mates" de Brian Badass... pardon, Brian Barrass (seulement sur commande à la Fnac à Paris, disponible à la BNF en accès libre au Haut-de-Jardin salle C mais il faut justifier qu'on est là pour des recherches sérieuses au cours d'un entretien individuel après s'être fait examiné sa demande sous 5 jours par qqn (je n'invente rien) ou encore, disponible sous Google Books (God bless America !) en version partielle mais il y a tout ce dont on a besoin !) et son tableau de coefficient en début de chapitre 1 :
 
2) le rapport 2014 de l'UNCTAD (United Nations Conference on Trade and Development) qui nous donne le deadweight mondial par types de bateaux :
 
 
on sait que la flotte mondiale a une masse d'environ 2,19 milliards de tonnes (quand je vous dis qu'on est dans les ordres de grandeurs...). Vous verrez ci-dessous les calculs savants pour arriver à ça dans le tableau tout en bas.

Intermède récréatif (youpi !)
Vous noterez, puisqu'on a mis un pied dans les systèmes de mesure avec le kg plus haut, que la "ton" du "deadweight ton" ("port en lourd" pour Molière) n'est pas égale à la "tonne" telle qu'on l'entend dans le système internationale, i.e. mille kilogrammes. Ze ton provient du système stupi... pardon, du système impérial (pas les bus, celui avec les pieds, les flOz, les gallons...) !
- 1 ton = 2000 pounds
- 1 tonne = 2240 pounds (= 1000 kg)
=> 1 ton = 90% de 1 tonne

Du coup, j'ai converti dans mon tableau <soulagement total du lecteur>
 
Si on divise ça par la masse volumique de la flotte salée, ça nous donne un volume d'eau de beaucoup de mètres cubes (j'écris "mètre cube" en toute lettre parce que j'ai pas la touche avec le 3 en exposant qui me ferait gagner beaucoup de temps). 

Et maintenant, il nous faut la surface des océans (rien que ça) mais qu'on trouvera aisément sur Wikipedia : 361 millions de km carrés (soit 71% de la surface terrestre comme chacun sait).
 
Donc ! On divise la masse d'eau déplacée par les bateaux dans le monde par la masse volumique de cette eau pour obtenir un volume qu'on va diviser par une surface d'océans pour obtenir une hauteur d'eau correspondant à toute cette eau déplacée par les bateaux (qui flottent) et répartie sur le globe. Et ben je vous l'donne Emile, on obtient 6 microns ! Oui, oui : les bateaux du monde font monter les océans de 6 microns, c'est à dire de 0,006 mm. Ou alors vous prenez 1 mm que vous divisez en 167 parts égales : et bien 6 micron, c'est la taille d'une de ces parts ! Ou alors pour relativiser : le diamètre moyen d'un cheveu est entre 50 et 100 microns (il faut donc les couper plusieurs fois en quatre...).

Si on veut raffiner, on peut aussi prendre en compte les containers : pas ceux qui sont sur les bateaux (ceux-là, on les a déjà pris en compte plus haut car leur masse fait partie du déplacement), non, je veux parler des 10 000 containers qui tombent en moyenne par-dessus bord et qui coulent au fond de la mer.
Il y a plusieurs types de containers mais si on considère les plus gros (a.k.a. les 40 pieds) qui font 12 m de long, ils déplacent environ 76 mètres cubes de flotte chacun.
Si on considère que le transport par container, inventé par un américain dans les années 50-60, a réellement pris son essor dans les 70s avec la guerre du Vietnam (les US ont du envoyer beaucoup de matos en Asie) et que le chiffre de 10 000 boites perdues par an dans l'eau tient depuis 50 ans, on est plutôt large dans nos hypothèses, limite un peu trop gourmand. Bref, avec ces chiffres, l'impact des containers qui rouillent sous le corail n'est que de 0,1 micron : oui, il faut diviser un millimètre en dix mille pour arriver à ça (jetez un coup d'oeil à votre double-décimètre et vous verrez que c'est petit, trèèèèès petit).

 
Donc je crois qu'avec tout ça, on peut dormir tranquille et le commerce maritime peut prospérer : le niveau des océans ne monte pas (seulement) à cause des gros bateaux !

 
Et vous verrez ici (lien vers l'article dont je me suis fortement inspiré et qui m'a aidé à trouver les sources pour refaire tous ces calculs : on est bien en ligne <ouf !>) que même si on enlevait tous les bateaux demain de l'eau (pour les jeter dans l'espace ou les stocker à la cave dans des sacs aspirants mais PAS dans les rivières car ça ne changerait rien comme on l'a vu) et que le niveau des océans baissait de 6 microns, et bien il reviendrait à son niveau-avec-bateaux malgré tout après 16 heures. Et virer tous les poissons n'aura pas beaucoup d'effet non plus... Yapluka tous rouler en Tesla !

 
Sources (dans le désordre) :
 Gros tableau de calculs savants que j'ai fait tout seul comme un grand (Excel mon amour) :